jeudi 10 mars 2016

Nouvelle publication: L'école (primaire) a-t-elle besoin de directeurs et de directrices? (Boudreault, Demeuse & Yvon)

Boudreault, R.; Demeuse, M; & Yvon, F. (2016). L'école (primaire) a-t-elle besoin de directeurs et de directrices? L'éducateur, 1, 36-37.


Les récentes modifications des Lois scolaires dans le Cantons de Fribourg et de Genève ont mis au jour la fonction de « responsable d’établissement » (CDIP, 2009) au primaire. Depuis 2008, le canton de Fribourg a inscrit sa réflexion dans le cadre des projets d’établissement. Dans ce texte d’orientation (SENOF, 2008), la fonction de responsable d’établissement vise à soutenir l’élaboration des projets d’établissement qui organisent les priorités de l’école et visent à mettre en mouvement les équipes pédagogiques instaurées comme des collectifs professionnels. L’article 51 de la nouvelle loi scolaire (LS, 2014), renforce ce mouvement. A Genève, la création de cette fonction se situe à la convergence d’une préoccupation pour la santé des enseignants soulevée par le rapport Papart (2003), le besoin d’avoir dans chaque établissement une personne de référence institutionnelle et le soutien à l’autonomie des établissements (DIP, 2005). A l’inverse du canton de Fribourg, la réorganisation des établissements à la rentrée 2015 et la prochaine entrée en vigueur de l’article 59 (LIP, 2015) à Genève risquent de fragiliser davantage cette fonction. Elles sont peut-être le signe d’une incompréhension du travail réalisé par ces femmes et ces hommes qui portent le titre de directeur, directrice ou responsable d’établissement selon les cantons. La suite de ce texte est dédiée aux éclaircissements nécessaires concernant l’évolution et le rôle organisationnel des directions d’établissement primaire.
Une fonction en évolution
Dans  deux rapports consacrés à la gestion des établissements scolaires, l’OCDE  (2001, 2008) souligne que la fonction de directeur et directrice d’établissement scolaire a profondément évolué depuis 25 ans. Initialement, diriger une école primaire publique consistait à s’occuper de tâches administratives et à représenter l’école auprès des parents et des interlocuteurs externes de l’école, parmi lesquels les autorités scolaires. Ces deux fonctions de base n’ont évidemment pas disparu, mais se sont, d’une part, complexifiées sous l’effet d’un accroissement de la charge administrative et de la multiplication des partenaires de l’école, et d’autre part, diversifiées dans le contexte d’une décentralisation administrative (déconcentration) et fonctionnelle (délégation). Parmi ces nouvelles tâches, l’OCDE identifie une tendance internationale à confier le recrutement des enseignement-e-s aux établissements, à encourager le travail collaboratif, à soutenir la formation continue et les activités de perfectionnement et à coordonner des projets d’amélioration des prestations en vue de la réussite de tous les élèves (OCDE, 2008). Cette évolution rapide a contribué à rendre rendu la fonction de dirigeant scolaire moins lisible et l’expose à un certain nombre de malentendus. Pour les lever, il faut la replacer au sein des dynamiques organisationnelles qui sont à l’œuvre actuellement dans les institutions éducatives.
Une mutation organisationnelle inachevée
Dès 1993, le Québec, à travers les travaux du Conseil supérieur de l’éducation (1992), faisait le constat paradoxal que les établissements qui fonctionnaient le mieux étaient ceux qui pratiquaient une « délinquance administrative » (p. 23).  Selon son analyse, le carcan des règles administratives étouffait les possibilités de développement des établissements et leur capacité à innover.
L’autonomie pédagogique existait bien à l’intérieur des classes, mais avec une marge de manœuvre étroite négociée par rapport à des programmes que l’on ne terminait jamais. C’est donc pour favoriser l’ouverture de l’école sur le monde et lui permettre de répondre aux besoins des élèves qui ne sont pas les mêmes dans les quartiers urbains défavorisés et les écoles de campagne que les systèmes éducatifs ont préconisé plus d’autonomie aux établissements (sans toutefois toujours l’accorder dans les faits). Cette autonomie n’est pas celle du chef d’établissement qui aurait été promu comme un « petit chef » représentant de l’institution, mais une autonomie collective qui se manifeste au niveau de l’établissement dans la possibilité d’élaborer un projet local qui réponde aux caractéristiques du contexte social et aux préoccupations concrètes de l’équipe enseignante. Pour coordonner les initiatives locales, les organiser, les soutenir, il est nécessaire de disposer d’un répondant, qui ne soit plus seulement un administrateur garant du fonctionnement réglé de l’établissement, mais un gestionnaire ou un cadre capable de fédérer et d’orienter les efforts de chacun vers des objectifs communs qui ne sont plus imposés par le sommet stratégique, mais encadrés par lui.
Si on observe le fonctionnement réel des systèmes éducatifs, force est de constater que la mue n’a pas abouti. Les organisations restent de nature hybride : elles conservent des caractéristiques bureaucratiques avec un pouvoir central qui reste fort, en partie en raison d’une culture et d’une mémoire organisationnelles qui restent actives quand bien même on prendrait la décision de s’en débarrasser. Simultanément, on constate la mise en place de dispositifs nouveaux, de nouvelles modalités de travail qui sont encouragées et dans lesquelles les professionnels ne s’investissent pas toujours et dans lesquelles, parfois, ils ne croient pas.
Les directeurs et directrices sont au centre de cette mutation inachevée : ils sont les chevilles ouvrières de ces transformations en cours qu’ils ont pour mission de faciliter tout en étant destinataire puisque leur rôle s’en trouver par cela même redéfini (Cloutier, 2007). Ce mouvement contribue à une double instabilité.
Une fonction au carrefour des transformations éducatives
Finalement, l’école primaire a-t-elle besoin de directeurs et de directrices ? Il ne peut y avoir une réponse unique à une cette question : tout dépend du modèle que l’on cherche à promouvoir.  On pourrait formuler les termes du choix de la manière suivante : opte-t-on pour une école où les enseignant-e-s sont isolé-e-s  dans leur classe où ils mettent en œuvre des programmes qui ne doivent souffrir aucune interprétation face à des élèves homogènes ? Dans ce cas, il est évidemment inutile d’instituer une fonction de coordination. Si, par contre, l’établissement se pense comme un collectif d’action, une fonction d’animation et de régulation s’avère nécessaire. Que les objectifs que se fixent les systèmes éducatifs pour moderniser le fonctionnement des écoles ne soient pas encore atteints ne devrait pas remettre en question de manière fondamentale cette option qui a été prise relativement récemment. On peut déplorer une implantation déficiente, mais il faudrait plutôt s’interroger sur les raisons des écarts plutôt que de condamner d’un seul trait les tentatives de faire évoluer la vie des établissements. D’une certaine manière, le poste de directeur et directrice d’établissement primaire n’est que le révélateur de la transformation des systèmes éducatifs. On peut également s’opposer à de telles transformations, mais sans doute le pire serait le retour en arrière vers une vision solitaire du métier enseignant.
Références bibliographiques
LIP (2015). Loi sur l’instruction publique du 17 septembre 2015. Genève : Grand Conseil de la République et canton de Genève.
LS (2014). Loi du 9 septembre 2014 sur la scolarité obligatoire. Fribourg : Grand Conseil du Canton de Fribourg.
Cloutier, M. (2007) Liens entre les préoccupations des directeurs d’école primaire et leurs stratégies pour implanter le curriculum et consolider le fonctionnement du conseil d’établissement (Thèse de doctorat). Université de Montréal.
CDIP (2009). Profil pour les formations complémentaires de responsable d’établissement scolaire. Repéré à  http://edudoc.ch/record/35586/files/Prof_Zus_Schulleitung_f.pdf
CSE (1992). La gestion de l’éducation : nécessité d’un autre modèle. Québec : les publications du Québec
DIP (2005). 13 priorités pour l’instruction publique genevoise. Genève : DIP.
OCDE (2001). Gestion des établissements : de nouvelles approches. Paris : OCDE.
OCDE (2008). Améliorer la direction des établissements scolaires. Vol. 1 : politiques et pratiques. Paris : OCDE.
Papart, J.-P. (2003). La santé des enseignants et des éducateurs de l’enseignement primaire. Rapport à l’organisation du travail. Genève : Département de l’action sociale et de la santé.
SENOF (2008). Pilotage d’établissement et Conduite de Projets à l’école enfantine et primaire. Fribourg : DICS.